Si la vertu est au cœur de la réflexion philosophique, c’est bien parce que philosopher n’est pas l’affaire d’une « tête dure » (pour reprendre l’expression de Maritain à propos de Descartes) enfermée dans son poêle pour y refaire le monde au lieu que d’aller à sa rencontre. L’époque moderne a malheureusement réduit la philosophie à une discipline universitaire, essentiellement théorique et déconnectée de la pratique. Nul besoin, je crois, de vous rappeler que j’ai moi-même pu prendre de l’intérieur la stupéfiante mesure de cette déconnexion, quand les tenants de la liberté intellectuelle (toute théorique) n’ont, dans la pratique, pas voulu tolérer ni entendre la moindre dissonance de pensée qui les eût contraints à sortir de la zone de confort de leur tour d’ivoire.
Cette troisième conférence n’a toutefois pas pour objet mon autobiographie, mais une réflexion sur ce qu’était ou ambitionnait d’être la philosophie avant de n’être qu’une discipline universitaire théorique parmi tant d’autres. Dans l’Antiquité grecque qui a donné à la philosophie son nom et sa forme normative pour de nombreux siècles, on entre en philosophie un peu comme on entre en religion, car il s’agit d’un mode de vie, qui intègre tout l’homme et pas seulement son intelligence théoricienne. La philosophie est ainsi conçue comme une pédagogie morale intelligente : non pas le dressage d’une bête sauvage étrangère aux œuvres de la raison, mais la conquête d’une humanité qui apprend à devenir elle-même en devenant vertueuse, en sachant qu’elle est appelé à la devenir et en comprenant pourquoi telle est sa vocation. La philosophie d’origine grecque, ainsi conçue comme pédagogie morale, se rencontre aussi fortuitement qu’opportunément avec la pensée confucianiste, à l’autre extrémité du continent eurasiatique. Notre troisième conférence porte donc sur l’idée de progrès moral et spirituel au cœur du projet philosophique grec comme de la pédagogie morale du confucianisme à travers les siècles.